Les résultats de l’enquête sociologique en termes de perceptions
Cette étude révèle la différence entre la vision des experts des paysages et celle des acteurs des lieux attachés aux paysages plus ordinaires, plus quotidiens. Pour autant faut-il ranger leurs perceptions du côté du cadre de vie et non du paysage ? Nos interlocuteurs ont décidé d’un parcours, choisi des étapes spécifiques, opté pour un propos démonstratif, analytique ou plus familier, autant d’éléments qui parlent de leur rapport à ce qu’est le paysage comme de ce que sont les paysages pour les populations.
Le mot paysage n’est pas forcément celui employé par les personnes rencontrées, qui parlent plus volontiers de vues, libérées ou bouchées, de lignes de crête, de sites, de beaux coins, de chemins agréables, d’éléments qui sont moches, d’endroits pollués, de haies arrachées… Pour autant certaines portions de territoire sont nommés comme des paysages. Ces paysages sont perçus comme particuliers, qualifiés de beaux, d’agréables. Ce sont les paysages que l’on montre aux visiteurs, ceux qui paraissent spécifiques de la région, un peu emblématiques comme le Vieux Passage sur la rivière d’Etel, l’écluse de Malestroit, l’Ile aux Pies ou des sites le long du canal du Blavet. Ce sont des lieux pratiqués pour leur ambiance paysagère, qui ont une valeur d’usage.
D’autres perceptions de paysages sont très liées à la position de l’observateur. Ce sont de larges perspectives à partir de points hauts, des panoramas, d’où se découvrent une vallée (la Vilaine), un horizon (les landes de Lanvaux). S’y trouver, c’est éprouver le grand paysage mais c’est aussi pouvoir l’expliquer, le lire (parler des bassins versants, du relief et du sous-sol pour expliquer la végétation, les choix de mises en cultures). Les perceptions peuvent être aussi horizontales, des trouées offertes vers la mer ou sur un cours d’eau.
Le façonnage de la nature inscrit dans le temps long fabrique également des paysages : des paysages domestiques et des micro-paysages perçus par l’habitant, par l’usager habituel des lieux. Dans ces paysages domestiques, le vivant est un élément important. Ces perceptions comportent une dimension plus secrète, les connaissances dont elles font preuve sont le signe d’un déchiffrage d’usager avisé, quasi impossible pour celui qui ne connaît pas les lieux.
Enfin une perception même négative parle de paysage. Ce sont les paysages repoussoirs de la plaine Locminé-Pontivy associés aux dégâts du remembrement et dénotant des « effets » néfastes comme la pollution ou l’érosion des sols. Les zones d’activités et les infrastructures sont également perçues négativement, consommatrices abusives des paysages, au risque de leurs destructions.
Si les paysages évoqués ci-dessus sont partagés, les perceptions paysagères se montrent finalement sélectives, variant d’une personne à une autre.
Les arbres sont notamment peu pris en considération. La question de la végétation est globalement peu présente, sauf à propos de la destruction bocagère et de son réaménagement. Si un consensus peut parfois s’établir entre agriculteurs et écologistes sur le rôle des talus et des haies, la question de la place de l’arbre dans la campagne n’apparaît pas centrale. Le savoir sur leurs rôles ou la connaissance des différentes espèces semblent ainsi diminuer.
L’urbanisation ne semble pas non plus produire des paysages, seule peut être évoquée l’esthétique d’un immeuble ou d’une maison en particulier. La perception du phénomène dans sa globalité (que renvoient les termes de mitage ou d’étalement urbain) relève d’une vision de spécialiste. En réalité l’urbanisation est d’abord perçue dans un enjeu de dynamique de développement d’un territoire, qu’il soit en déclin ou en progrès, cet enjeu venant clairement dominer celui du paysage.
Enfin les éoliennes ne donnent pas non plus lieu à de nombreux commentaires : nos interlocuteurs à notre demande ne se prononcent qu’à demi mots : « ça ne me gêne pas », « je ne trouve pas que ce soit moche ».
Les perceptions des paysages sont ainsi parfois opposées. Elles sont fonction de ce qui structure l’interprétation qui en est faite, sous influence des différences culturelles, des appartenances sociales ou encore des rapports pratiques que l’on a avec le paysage. La perception du paysage peut être le fruit d’une lecture experte. Le paysage est alors un film qui est déroulé, observé, disséqué, dans le temps et dans l’espace par des spécialistes (du décryptage des sols, de l’intérêt des monuments, de la qualité de l’eau). Au contraire, loin d’une argumentation construite et globale, le paysage peut être perçu au travers de ses usages possibles, des pratiques effectuées qui tendent à le créer, l’entretenir, le gérer, le transformer. Le paysage est comme incorporé. Sa contemplation liée à l’utilité peut alors s’accompagner d’une revendication de participant au site (les balises et les tables en ostréiculture, le troupeau dans le pré, la qualité de l’accueil des plaisanciers).
La perception des paysages peut être fortement marquée par celle du risque. Ainsi du militant écologiste qui perçoit avant tout des désordres ou du gâchis (la terre arable en bas de la parcelle, un herbicide très toxique et polluant repéré à la couleur des champs dans le secteur de Locminé) et a une perception très environnementale du paysage. À côté de cette fragilité écologique s’exprime une fragilité économique lisible dans certains paysages de friches.
Le règlementaire et le législatif sont également des éléments importants de lecture des paysages. Cela apparaît dans des discours qui dénoncent le non respect de la loi littoral (les parkings gagnés sur la mer le long de la rivière d’Etel), ou à l’occasion de débats dans lesquels on mobilise la cause paysagère pour argumenter contre un projet dont on ne veut pas. Les discours sur le paysage sont maillés d’expressions importées du champ législatif et de l’action publique : les bandes enherbées de 5 mètres les inventaires des zones humides…
Les jugements esthétiques - de goût- sont évidemment présents. Ainsi certains paysages sont qualifiés de banal ou en voie de banalisation notamment ceux du remembrement : ces grandes parcelles nues, sans arbres, qui sont perçues comme sèches et renvoient une certaine désolation. Pour des agriculteurs toujours producteurs aujourd’hui, ces grandes parcelles sont perçues avec l’histoire, associées à la modernité, à une phase de progrès exceptionnelle revendiquée par toute la Bretagne. Dans le grand eux perçoivent une beauté, celle de la productivité, des conditions de travail facilitées, mais aussi la valeur productive de la terre agricole (notamment tout le bassin de la pomme de terre). Parfois la lecture esthétique semble rejoindre celle patrimoniale ou historique teintée de nostalgie, avec un ancien (d’avant la modernité) toujours plus authentique. Des débats le reflètent, par exemple sur l’intérêt paysager des bâtiments (glacière, bâtiment de l’ancien canot de sauvetage à Etel) et instruments de travail (hangars, tables, bateaux de pêche…) : forment-ils paysage et jusqu’à quel point les conserver ?
La question des perceptions des paysages renvoie surtout à des dynamiques oscillant entre des perceptions plus environnementales, plus agricoles, ou plus domestiques et affectives. Les représentations sont loin d’être figées ou universelles. Ainsi, les territoires et leurs perceptions sont mouvantes : le canal qui gagne une légitimité en tant que paysage artificiel, le bocage qui devient un paysage perdu, les sites de l’Oust gagnant en valeur d’usage, ou encore la rivière d’Etel dont les activités de production primaire tendent à disparaître et qui se cherche un futur entre témoignage du passé, biotope, balnéarisme et espace résidentiel. Le Morbihan ne fait pas un paysage une bonne fois pour toute et pour tout le monde… Et c’est aussi ce qui en fait la richesse !
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