Comme toute la Bretagne, le Morbihan est une destination touristique depuis le XIXe siècle. Tour d’horizon de la construction d’une image
Les limites du Morbihan sont héritées pour une bonne part de celles du diocèse de Vannes mises en place au Ve siècle. En l’absence de grand fleuve ou de montagnes difficiles à franchir, leur caractère « naturel » ne se pose pas vraiment (comme beaucoup de limites départementales dessinées dans le but de créer un partage relativement homogène du territoire au XVIIIe siècle). Tout au plus, les limites du diocèse de Vannes suivaient plus fréquemment des vallées que les frontières actuelles, lesquelles s’appuient parfois sur des reliefs (Montagnes Noires). Mais surtout, le Morbihan appartient pleinement à l’espace breton dont il constitue une partie sans délimitation forte.
Premières représentations
Le Morbihan, comme tous les départements français, est créé en 1790 par la Révolution française. Ce n’est que peu de temps auparavant que son territoire comme partie de la Bretagne commence à susciter l’intérêt des voyageurs, des écrivains, des peintres qui s’inscrivent ainsi dans le mouvement général de découverte des richesses du territoire national et d’étude des origines qui s’amorce à la fin du XVIIIe siècle. Dans ce cadre, le Morbihan fait l’objet d’une attention particulière car sa culture, sa langue, son mélange étrange de catholicisme fervent et de légendes celtiques, ses sites mégalithiques, ses côtes sauvages… garantissent un exotisme à la portée de tout voyageur. Cette phase de « découverte » se poursuivra jusqu’à la fin du XIXe siècle. Cependant, cette vague ne produit en réalité que peu d’images avant le milieu du XIXe siècle lorsque écrivains et surtout peintres viennent y chercher leur inspiration.
Certainement une des premières descriptions détaillées du Morbihan en tant qu’entité départementale est établie en 1799 par des élus locaux du Directoire. Certes limitée à la géographie et à l’économie, elle en donne cependant un portrait assez complet de son occupation du sol, de ses principales structures physiques, de ses activités commerciales et agricoles.
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L’objectif de cet opuscule [1] est de convaincre les autorités centrales d’entreprendre des travaux d’infrastructure (déjà), de construire des routes et des canaux afin d’améliorer les moyens de communications et de permettre le développement économique et le commerce qui restent, en cette fin de XVIIIe siècle, presque exclusivement axés sur l’agriculture et la pêche. Les caractères géographiques du territoire y sont présentés de manière sommaire mais efficace : une côte dominée par la pêche et le commerce, deux principales villes portuaires, Lorient et Vannes, des îles, un golfe fermé, de petites villes intérieures et des cours d’eau stratégiques en termes de communication et de circulation. L’activité agricole est présentée comme essentiellement localisée en bordure de la ligne côtière et le long des principaux cours d’eau.
D’une manière générale, malgré la qualité des terres et ses activités maritimes, le territoire est présenté comme pauvre, isolé, peu peuplé, restant très attaché aux structures anciennes et rétif aux idées de progrès. Ainsi, le tiers de la surface du département est décrit comme inculte ou couvert de landes servant presque partout de pâtures aux animaux et dont les « couches de gazon » sont utilisées pour suppléer au manque d’engrais. Ces pratiques s’opposent aux nouvelles pratiques agricoles vantées par les physiocrates et à la création de prairies artificielles permettant l’augmentation des surfaces cultivées. Pour remédier à ce retard économique général qui se traduit aussi par une quasi absence d’activités industrielles, il est donc demandé de créer ou d’améliorer les moyens de communication. On voit ici se confirmer les prémices du projet du canal de Nantes à Brest dont les travaux seront entrepris une dizaine d’années plus tard par décision de Napoléon et dont le tracé deviendra un élément marquant des paysages de l’intérieur du département.
Les « grands sites » comme ceux des mégalithes, des côtes rocheuses, du golfe du Morbihan et de ses îles « dont on évalue le nombre à celui des jours de l’année »… restent décrits comme de simples particularités du territoire. Leurs qualités de « pittoresque » ne sont pas encore reconnues comme telles.
Paradoxalement, le cours du Blavet échappe à cette absence. Dans le cadre d’un examen des possibilités d’amélioration de sa navigabilité, les qualités « exceptionnelles » de la portion amont de la rivière retiennent l’attention des auteurs. Située dans le département des Côtes du Nord, cette partie du cours d’eau est ainsi décrite : « A environ un kilomètre au-dessous de la commune de Saint-Antoine, elle se précipite avec un grand bruit parmi des rochers énormes qui la dérobent à la vue et sous lesquels elle parcourt un espace d’environ six cent mètres ; elle reparait ensuite comme un torrent, et s’échappe en se brisant avec un nouveau fracas contre de grosses roches détachées et entassées sur son passage. Un vallon étroit et resserré entre des rochers escarpés, et dont des masses pendantes paraissent continuellement près de se détacher, offre un site vraiment pittoresque et intéressant. A environ trois cents mètres au-dessus du ruisseau qui vient de l’étang de Posporet, le vallon devient plus large et la rivière reprend un cours plus tranquille ; mais à quatre cents mètres au-dessous de ce ruisseau, le vallon se resserrant, elle se précipite encore, dans une longueur d’environ douze cents mètres, parmi des morceaux de rochers détachés des montagnes latérales. »
Alors que deux paragraphes sur un total d’un quinzaine de pages sont consacrés à cette évocation, des sites comme ceux des côtes rocheuses ou des mégalithes ne font pas l’objet d’un intérêt équivalent. Sont rapidement notées les interprétations concernant les « deux pierres assez considérables en forme de sphéroïdes qu’ils [Les Romains] ont élevées dans la presqu’île de Rhuis, près de l’entrée du Golfe du Morbihan » et le caractère des côtes rocheuses de Belle Île qui, avec sa forteresse, la rendent « imprenable ».
Cette approche assez globale du territoire ne se retrouve pas dans la description que laisse Arthur Young (1741-1820), agronome anglais, dans le livre qu’il consacre à son voyage d’étude en France et en Europe une dizaine d’années auparavant, ni dans celles des voyageurs qui prendront sa suite. Lorient, Vannes, parfois Belle-Ile, la côte déjà retiennent l’essentiel de l’attention des visiteurs. Le reste du territoire, peu visité sans doute, difficile d’accès, se résume partout à cette lande, évocation lancinante de leurs comptes-rendus.
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« 14 septembre 1788 .- Quand on quitte Quimper, il semble qu’il y ait plus de culture, mais c’est seulement pour un moment ; des landes, des landes, des landes.
17 septembre 1788. – Jusqu’à Auray, les 18 miles les plus pauvres que j’aie encore vus en Bretagne. De bonnes maisons en pierre couvertes d’ardoises, sans vitres. Auray a un petit port avec quelques chaloupes, ce qui donne toujours un air de vie à un port. Jusqu’à Vannes, le pays est assez varié, mais les landes en constituent le trait permanent. Vannes est une ville qui n’est pas sans importance, mais sa grande beauté, ce sont son port et sa promenade.
18 septembre 1788.- Vers Muzillac. On a vu Belle-Ile et les petites îles d’Hoedic et d’Houat. Muzillac, à défaut de toute autre chose, peut au moins se vanter de son bon marché. (…) Traversé des landes, des landes, des landes jusqu’à La Roche Bernard. La vue de la Vilaine, que l’on contemple de ses bords escarpés, est belle ; le fleuve a les deux tiers de la largeur de la Tamise à Westminster et vaudrait n’importe quel paysage, si les rives étaient boisées, au lieu de consister en landes sauvages, comme tout le pays ».
Arthur Young (1741-1820), Voyages en France en 1787, 1788 et 1789, Armand Colin, 1931
Le Morbihan romantique et exotique du XIXe siècle
« De tous les pays bretons, le taciturne Morbihan est demeuré le plus obstinément breton, par son fatalisme religieux, sa résistance sauvage au progrès moderne, et la poésie, âpre, indiciblement triste de son sol qui livre l’homme, abruti de misères, de superstitions et de fièvres, à l’omnipotente et vorace consolation du prêtre. De ces landes, de ces rocs, de cette terre barbare et souffrante, plantée de pâles calvaires et semée de pierres sacrées, émanent un mysticisme violent, une obsession de légende et d’épopée, bien faits pour impressionner les jeunes âmes délicates, les pénétrer de cette discipline spirituelle, de ce goût du merveilleux et de l’héroïque (…) »
Sébastien Roch, Octave Mirbeau (1848-1917), G. Charpentier, 1890
Le XIXe siècle et le mouvement romantique accentueront encore le tableau en insistant sur la dureté des éléments, la pauvreté et l’authenticité de ses habitants.
La mer, le vent, les rochers battus des côtes rocheuses, les landes, les représentations folkloriques, la ferveur religieuse, les mythes arthuriens et les légendes issues des interrogations sur la signification et l’histoire des sites mégalithiques font en effet du Morbihan une destination de choix pour tous les artistes ou les simples voyageurs en mal d’exotisme. Les récits de leurs explorations, même souvent limitées à la côte, au golfe et aux principales villes (Lorient, Vannes..) construiront une représentation stéréotypée du département et de ses paysages. D’autant qu’elle sera uniformément admise et véhiculée par l’ensemble des auteurs, qu’ils soient géographes, historiens, auteurs de guides ou des écrivains célèbres (Stendhal, Flaubert, Maxime Du Camp, Maupassant...)
De la fin du XVIIIe siècle jusqu’à la fin du XIXe, la représentation du territoire morbihannais s’est donc concentrée sur quelques archétypes qui excluent une grande partie de la réalité du territoire et se concentrent déjà sur la côte et les îles. Cependant, à cette image construite sur la dureté des éléments et sur le sublime, vont peu à peu se surajouter, grâce à l’avènement de la mode des bains de mer, des représentations désormais plus riantes mais définitivement côtières.
Des images adoucies par l’émergence du tourisme balnéaire
« Si l’on veut sortir un peu de l’anglicisme insipide et de la vulgarité qui se prétend positive, enfin des sottes joies si tristes, qu’on aille s’asseoir sur ces rocs, à la baie de Douarnenez, au promontoire de Penmark. Ou, si le vent est trop fort, qu’on se mette dans une barque aux basses îles du Morbihan. La mer y apporte un flot tiède que l’on n’entend même pas. La Bretagne, où elle est douce, est très douce. Dans ses archipels vous diriez l’onde de la mort. Où elle est forte, elle est sublime. Je n’en sentis que les tristesses en 1831 ; elles ont passé dans mon histoire. Je ne connaissais pas alors le vrai caractère de cette mer. C’est aux anses les plus solitaires, entre ses rocs les plus sauvages, qu’elle est vraiment gaie, je veux dire vivante et joyeuse d’une grande vie. Ces rocs, vous les voyez couverts comme d’une couche d’aspérités grises, mais ce sont des êtres animés, c’est tout un monde établi là, qui, au reflux, laissé à sec, se clôt et s’enferme. Il ouvre ses petites fenêtres quand la bonne mer, sa nourrice, lui rapporte ses aliments ».
Jules Michelet, La Mer, 1861
La première moitié du XXe siècle voit, avec le développement du tourisme balnéaire, la naissance d’une représentation plus apaisée de la côte qui la rapproche volontairement d’ambiances quasi « méditerranéennes » : les guides touristiques, les cartes postales et les affiches diffusées par les sociétés de chemin de fer mettent en valeur la douceur du climat des côtes morbihannaises. Pins maritimes et plages ensoleillées viennent se superposer aux images anciennes. Exceptées les représentations folkloriques (coiffes, costumes, religiosité…) d’une Bretagne ancestrale ancrée dans des traditions qui en font encore le « cachet », les paysages départementaux restent réduits à leurs représentations maritimes.
A ce mouvement de pacification des ambiances, vient s’associer sans la contredire, l’immortalisation des côtes rocheuses et des îles chères aux Romantiques par les peintres impressionnistes. Claude Monet, sur les conseils d’Octave Mirbeau séjournera par exemple plusieurs semaines à Belle-Île et Maxime Maufra, dans sa lignée, peindra lui aussi les sites les plus pittoresques de Belle-île, de Quiberon et de la côte rocheuse. La reconnaissance et le succès de cette peinture ont contribué à donner à ces paysages des côtes sauvages le statut de sites patrimoniaux exceptionnels.
Des représentations contemporaines surtout dédiées au tourisme
« Nous circulons avec des garde-fous. Depuis plus d’un siècle maintenant, une abondante production livresque guide le touriste vers les sites à voir et lui indique comment les voir. De points de vue en panoramas, développés surtout à la fin du XIXe siècle, l’approche personnelle est souvent occultée. L’écriture littéraire ou scientifique elle-même a largement contribué au développement de ces images emblématiques, caractérisant un territoire, une région par un type de paysage, chargé le plus souvent d’une symbolique traditionnelle, tourné vers le passé, marqué par les héritages qui peu ou prou se retrouvent aujourd’hui dans la quête d’une authenticité à la fois ancienne et idéalisée. Les brochures et les dépliants touristiques ne disent pas autre chose. Toutes s’ouvrent sur une image de paysage idyllique parce que « naturel », avec habitat « caractéristique » et atmosphère de quiétude. Une France rurale un peu figée, où chaque charge affective et émotionnelle l’emporte sur la réalité du terrain. Chaque région, chaque département, chaque prestataire communique avec les touristes au travers de paysages-signes. La symbolique est si forte qu’elle se réduit aujourd’hui au logo, expression stylisée et abstraite reprenant la forme principale, la caractérisation essentielle et la couleur dominante du terrain. La France touristique des départements ruraux est ainsi uniformément déclinée en vert, teinté de bleu aux approches de l’océan, orné de jaune en direction du sud. Le paysage a disparu, représenté par des signes lus par les touristes ».
Jean Viard, Penser les vacances, Actes Sud, 1984
[1] Description abrégée du Morbihan, Messidor an VII (1799), Hachette, sd,