Comparés à ceux de la côte, les paysages de l’intérieur du Morbihan, malgré leurs qualités ont été et sont toujours peu représentés.
Guides touristiques, cartes postales, beaux livres... font la part belle aux représentations des paysages côtiers du Morbihan. A l’inverse, les images du Morbihan intérieur restent rares et peu diffusées. Il semblerait ainsi que seules la littérature et la poésie portent un regard sensible et vivant sur ce qui constitue pourtant l’essentiel du territoire départemental. Cependant, la spiritualité armoricaine qui imprègne le Morbihan crée aussi des paysages imaginaires profondément sensibles.
La région du golfe, comme emblème du département, est une identification si ancrée qu’elle est toujours encore largement utilisée aujourd’hui. Cité fortifiée de Vannes, eaux calmes du golfe où mouillent des bateaux de plaisance, côte jalonnée de pins maritimes... proposent une représentation des paysages emplie de douceur et de calme. Le Morbihan, et plus généralement la Bretagne, se défait à partir du début du XXe siècle de la vision romantique du siècle précédent. Rochers déchiquetés de la côte sauvage ou de Belle-Île, mégalithes, mer déchaînée, landes habitées de personnages de légendes, violence du vent et des embruns... tous ces éléments sont relégués au deuxième plan ou dans les pages intérieures des guides. Le Morbihan est dépouillé de ses rudes habits bretons pour emprunter ceux, plus attirants en ce début de XXe siècle, de la côte méditerranéenne.
Les dessins ou les gravures privilégient un point de vue surplombant qu’encadrent les lignes courbes et élégantes des pins maritimes. Ces illustrations, tout en proposant à la clientèle touristique des paysages conformes à leurs désirs supposés, construisent une nouvelle image du département qui s’éloigne peu à peu de celle léguée par le XIXe siècle.
La photo en noir et blanc remplace parfois la gravure ou le dessin mais les points de vue et l’ambiance restent identiques
Malgré les tentatives pour renouveler le genre, changer les points de vue, trouver des angles originaux, les vues sur la mer restent les images les plus véhiculées pour illustrer les paysages morbihannais. Depuis le début du XXe siècle, cette imagerie demeure dominante. Les paysages du golfe, ses eaux calmes et ses bateaux servent d’emblèmes au département. Cette toile de fond est emplie ensuite d’éléments variables : phare, lande d’ajoncs, bateaux de plaisance, alignements de mégalithes qui animent la toile de fond et permettent d’identifier plus précisément le territoire.
La série ci-dessus d’un même guide sur quatre années montre à quel point il n’est pas question de renouveler l’identité -balnéaire- du département. On peut noter avec intérêt l’apparition sur la couverture des trois dernières éditions des noms des deux villes ports du département.
En 2004, Le Petit futé renoue avec le paysage composé avec les silhouettes des pins maritimes. En 2005, le paysage est même mis en abîme.
Les vignettes incrustées dans le bas des couvertures du Petit futé reprennent de 2002 à 2004 d’autres emblèmes forts du tourisme départemental comme les alignements de mégalithes ou les aiguilles de Port Coton à Belle-Île. L’édition 2005 du guide met en exergue l’image d’une porte de maison.
La peinture "contemporaine" et la photographie d’art ne dérogent pas à l’identification du Morbihan à ses rivages, ses îles, ses phares... Peintre de la Marine, Philip Plisson est indubitablement l’un des acteurs de cette polarisation par la notoriété de son travail, ses nombreuses contributions dans l’édition et la grande diffusion de ses images. Son site Internet de vente propose, par exemple, plus de 2000 photos différentes du département. Très peu sont consacrées à un autre sujet que la côte... Il en est de même des peintres aquarellistes. Leurs belles images "sensibles" qui viennent illustrer des textes d’auteurs implantés en Bretagne montrent rarement autre chose que des rivages morbihannais idéalisés.
Une autre tendance récente de l’édition consiste à refuser l’image localisée et localisable de paysage comme élément d’identification du territoire. Les photos de la mer et du rivage ne sont plus que prétexte à une recherche esthétique et graphique proche de l’abstraction. Mais, paradoxalement, tout en se référant volontairement à des modes de représentation issus de la modernité, ces images ont une certaine parenté par leur sujet (la mer, le rivage, l’absence d’éléments vivants...) avec les toiles peintes à Quiberon ou encore à Belle-Île par les impressionnistes à la fin du XIXe siècle. Comme Claude Monet ou Maxime Maufra à Quiberon, le photographe se considère comme un artiste voulant à la fois saisir les éléments bruts qui constituent le paysage (la lumière, le ciel, les nuages, la mer, l’estran...) et exprimer les sentiments que cela lui inspire.
Cette posture est à relever dans l’ensemble des livres de photographies « artistiques ».
Certains éditeurs, en s’affranchissant de la traditionnelle photo de paysage en couverture de leurs guides, semblent déclarer inutile la représentation typique du territoire. Le Morbihan est ainsi symbolisé par les attributs de la maison « traditionnelle » qui deviennent des éléments suffisants d’identification. Encore s’agit-il rarement de la maison dans son entier, mais plus souvent de détails comme les encadrements des fenêtres, les massifs d’hortensias, les murs de granite ou encore les toits de chaume.
Ce choix iconographique peut donner lieu à de nombreuses interprétations. Il peut d’agir de la simple difficulté d’adopter un ou plusieurs paysages rendant compte de la variété de l’espace morbihannais, de la volonté de ne pas utiliser des images jugées trop banales ou éculées au regard du marché extrêmement concurrentiel du guide touristique ou encore de l’inutilité de rechercher un emblème territorial comme facteur de vente… Quelles que soient les raisons de cette évolution, il s’agit d’un appauvrissement de la reconnaissance des paysages du Morbihan.
De la représentation d’une Bretagne des éléments (la mer, les rochers, le vent…) aux images apaisées du tourisme balnéaire, de la banalisation du paysage, au retour aux fondamentaux.
Le peintre Maxime Maufra (1861-1918), dans la lignée de Claude Monet à Belle-Île, plante, lors de son séjour en Bretagne, son chevalet face à la mer. Les plages, les rochers, les vagues sont inlassablement représentés. La mer, la pierre, le vent... sont prétextes à saisir la lumière, les couleurs, et à exprimer les sentiments éprouvés face à un paysage réduit à sa nature élémentaire. Le mouvement des vagues, la rudesse des rochers, les textures des estrans, les ciels sont les sujets quasi-exclusifs saisis par le peintre à Quiberon. Ses tableaux sont le plus souvent vides de personnages, le peintre se retrouvant ainsi dans la posture de faire face seul au motif, à cette nature sauvage dont il veut exprimer l’essence dans sa toile. Maxime Maufra, regardant inlassablement vers le Ponant, tourne le dos à la terre. Il se situe ainsi dans la stricte continuité des représentations littéraires ou picturales des XVIIIe et XIXe siècle des territoires bretons en général et du Morbihan en particulier dont l’expression est en grande partie réduite aux côtes rocheuses.
Comme la peinture, la photographie du début du XXe siècle, retient la mer, les rochers, les déferlantes comme motif privilégié. La sensibilité des photographes se calque sur celle de la peinture impressionniste.
Au XXe siècle, la carte postale devient l’un des modes les plus importants de diffusion d’images de paysages. Le début du siècle voit une constante des représentations des éléments de nature concentrées aux sites pittoresques de la côte et des îles. Mais parallèlement on peut noter l’apparition de nouveaux thèmes. Les mégalithes et les phares apparaissent désormais de manière récurrente dans les représentations du Morbihan. Le développement du tourisme balnéaire implique également un élargissement des sujets abordés et une imagerie moins rude des territoires. Les tempêtes, la puissance de l’océan... cèdent peu à peu la place à une vision apaisée, plus douce des espaces. Les paysages côtiers ne se limitent plus aux rochers sur lesquels se fracasse l’océan, ni aux jetées des ports balayées par le vent, ni encore aux phares protégeant les bateaux des traîtrises de la mer ; le champ s’élargit pour saisir la tranquillité des petits ports de pêche, la douceur des plages mettant ainsi en scène le tourisme balnéaire et plaisancier.
Depuis les années 1950, les représentations des paysages se diversifient. Le noir et blanc est abandonné au profit de la couleur. Au moment où se développe un tourisme de plus en plus empreint de consumérisme, la carte postale devient le support d’une représentation multiple du territoire qui veut en montrer tous les visages acceptables. Les paysages emblématiques ou pittoresques restent des valeurs sûres mais ne sont plus suffisants en soi. La carte postale tente de saisir désormais l’ensemble des ressources susceptibles d’être proposées au touriste. Aussi, voit-on apparaître sur les présentoirs des cartes postales composées de vignettes présentant, comme ici à Quiberon, le port, la côte sauvage, les bateaux de plaisance, la plage... Ces représentations plus variées et plus complètes impliquent cependant un tassement des échelles de valeurs esthétiques. Côte à côte, au même niveau, un même encombrement dans la « page » leur étant consacré, sont désignés comme dignes d’intérêt la côte sauvage ou les équipements de thalassothérapie...
Ainsi, les photographes ne revendiquent plus de regard singulier sur l’espace et s’affranchissent de toute référence picturale ou ethnologique. Leurs compositions restent le plus souvent sommaires, les couleurs et les tirages sans soin.
Parallèlement à cette volonté de montrer toute les facettes supposées intéressantes de l’espace, apparaît avec l’utilisation de plus en plus fréquente de la photographie aérienne oblique, une vision plus totale encore des territoires mais également plus distanciée. Le territoire est saisi de haut et sa représentation ne permet plus d’en imaginer ni sa réalité concrète, ni ses transformations sensibles. Cette représentation qui propose en même temps une nouvelle esthétique popularisée par les premières images diffusées par les missions spatiales des années 1960, permet à la fois de saisir la beauté du territoire (forme des côtes, couleur de la mer) tout en la rendant plus abstraite. En éloignant le spectateur du motif, du sujet, reste-t-il capable d’en saisir les enjeux ?
Depuis la fin des années 1990, une autre tendance se dessine. Photographie et illustration semblent ne vouloir montrer que des paysages idéalisés. Le souci d’esthétisme semble être de plus en plus présent tant dans l’offre que dans la demande.
Ces paysages magnifiés ne sont-ils que la manifestation d’un désir d’immobilité, de patrimonialisation, de sanctuarisation des paysages en général ou plus particulièrement de certains en particulier ? Le paysage agirait-il comme refuge face aux bouleversements de l’ensemble de la société et notamment ceux des territoires. La question reste posée.
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La diffusion des cartes postales est un facteur essentiel de la reconnaissance des paysages. La carte ci-dessus, réalisée à partir du fonds en ligne d’un site Internet de vente de cartes postales anciennes et modernes, montre sans conteste la prédominance des représentations au profit des sites côtiers du département (Quiberon, le golfe, les îles...) ainsi que des villes de Vannes et de Lorient. Seules quelques villes de l’intérieur (Pontivy, Ploërmel, Josselin...) sont sensiblement représentées sans prétendre pour autant atteindre la notoriété des sites de la côte. De plus, ces représentations du Morbihan intérieur ne s’attachent que très rarement aux paysages "naturels" ou "agricoles" mais le plus souvent à l’environnement quotidien des bourgs et de villages (places, marchés, fêtes), à leurs monuments et édifices cultuels. Il en est ainsi des représentations du bourg du Faouët qui a attiré, à partir du milieu du XIXe siècle, de nombreux peintres pour la richesse de ses traditions et de son patrimoine. Aujourd’hui, un musée permet de mieux faire connaître ces images. [1]
« Le Morbihan ne possède aucune des grandes curiosités naturelles qui ne se rencontrent que dans les régions montagneuses, glaciers, neiges perpétuelles, rivières sortant d’une arche de glace, lacs bleu ou verts, torrents et cascades, panoramas sublimes . »
Adolphe Joanne, Géographie du Morbihan, Hachette, 1888
« Une volonté secrète se dégageait de ces landes dont les stylets dressés jusqu’au fond de l’horizon semblaient s’opposer au bouleversement de ce sol millénaire. Vers le village de Coatmeur, sur tous les talus, des chênes émondés se dressaient comme des massues, d’énormes casse‐têtes et les aiguilles de schiste crevant le sol sciaient le firmament gris de leurs dents aiguës. Cette nature rugueuse, hargneuse, avait formé à son image des Bretons âpres, noueux, hostiles à une civilisation qui eût voulu faire d’eux des Normands engraissés parmi des prés débordant de sève. Les petites vaches pie et les petits hannes à visage pierreux que je vois trotter devant moi sont réellement issus du granit et défient, autant que le pays même, un affadissement de leurs contours. Les collines décharnées montraient leurs os entre les bruyères et affirmaient que leurs aspects millénaires ne pouvaient pas être modifiés car il y avait tant de pauvreté en elles que les socs se fussent brisés sans trouver jamais de la terre dans leur profondeur. Tout ce Morbihan me paraissait en révolte contre les lois du progrès. Ses vallonnements rocheux se moquaient des alignements, et dans les bas‐fonds, des châtaigneraies poussaient en tumulte sans souci du bel ordre.
Soudain, parvenu au sommet d’une grée, je m’arrêtai. Mon Armorique, ma terre, celle pour laquelle j’avais abandonné les satisfactions intellectuelles de Paris, s’étendait à mes pieds, du cœur du Morbihan, jusqu’à son golfe. Je la contemplais, je la tenais, cette petite patrie qui, d’ordinaire, se dérobait dans ses vallons sinueux et refusait de se livrer tout entière au regard du passant ».
Charles Geniaux (1873‐1931). En Morbihan, in : La Bretagne, sn, sl, 1937.
A quelques exceptions, les représentations du « Morbihan intérieur » (par opposition à la partie côtière) sont surtout le fait de la littérature et de la poésie. D’autre part, si la production de peinture ou de photographies des paysages reste très limitée, certaines images « mentales » sont en revanche très présentes, d’autant qu’elles sont constamment alimentées par le marketing touristique. C’est le cas tout particulièrement des images attachées aux sites mégalithiques, à la lande (landes de Lanvaux) ou encore à la forêt de Paimpont qui sont aujourd’hui fortement exploitées par le tourisme « rural ».
Les paysages de l’intérieur morbihannais ont été peu représentés par les artistes peintres. Cependant, à la fin du XIXe siècle, l’illustrateur, F.H. Lalaisse, et un peu plus tard, au début du XXe siècle Maxime Maufra et Yvonne Jean Haffen, ont délaissé les paysages côtiers pour installer leurs chevalets dans la campagne.
Ces peintures, peu nombreuses, montrent presque toujours des paysages de campagne à proximité de la côte ou le long des rivières.
la représentation de l’Argoat est aujourd’hui diffuse et peu localisée. Ainsi, pour découvrir le Morbihan intérieur, les illustrations des couvertures des guides ne suffisent pas. Il faut le plus souvent se plonger dans l’intérieur des livres. Cependant, dans les années 1990 – c’est moins vrai aujourd’hui – , certains éditeurs, à l’instar du procedé des multi-vues pour les cartes postales, composaient les couvertures de leurs ouvrages consacrés au Morbihan en usant de plusieurs images jugées représentatives de ses richesses touristiques.
Les paysages de légende viennent combler ce déficit de représentations. Images du patrimoine culturel (essentiellement des châteaux) et religieux (calvaires, églises…), cités de « caractère », mégalithes construisent une représentation diffuse peu ancrée dans le territoire. D’autant qu’elles se superposent à une image globale du département, « terre de légende », dans laquelle sont amalgamés traditions celtes et geste arthurienne, images religieuses sinon animistes et clichés « gothiques », le tout imprimé sur un fond de landes et de forêts profondes…
Dans ce fatras d’images de paysages qui n’en sont pas, émergent quelques représentations des rivières comme des liens entre mer et terre, et celles du canal de Nantes à Brest reconnu comme lieu privilégié de promenade.
Ainsi, les paysages intérieurs et confidentiels de la littérature contemporaine sont-ils surtout "intérieurs". Même si elle ne dispose pas de la même force de diffusion que l’image et reste dans l’ensemble confidentielle, la littérature contemporaine, par le temps et l’espace dont elle dispose, construit une image plus fine et certainement plus juste du "Morbihan de la terre". Loin des clichés du tourisme ou des légendes prêtes à consommer, des auteurs, des poètes, se sont essayés à transcrire leurs émotions face à des paysages dont les caractères sont prétexte à rêverie et introspection.
A Carnac, l’odeur de la terre
A quelque chose de pas reconnaissable.
C’est une odeur de terre
Peut-être passés
A l’échelon de la géométrie
Où le vent, le soleil, le sel,
L’iode, les ossements, l’eau douce des fontaines,
Les coquillages morts, les herbes, le purin,
Le saxiphage, la pierre chauffée, les détritus,
Le linge encore mouillé, le goudron des barques,
Les étables, la chaux des murs, les figuiers,
Les vieux vêtements des gens, leurs paroles
Et toujours le vent, le soleil, le sel,
L’humus un peu honteux, le goémon séché,
Tous ensemble et séparément luttent
Avec l’époque des menhirs,
Pour être dimension.
Eugène Guillevic. Carnac, Gallimard, 1961
(…)
Des haies.
Que fait un regard
Que rien n’arrête ?
Rien en caracole
Dans ce domaine,
Sauf peut-être
Au plus grenu des pierres
La lune,
Soit !
Qu’elle apparaisse
Pour être reconduite.
Eugène Guillevic. Du domaine, Gallimard, 1977
La lande : une image mentale très forte issue de sa place dans l’histoire agricole du Morbihan
« Près d’une moitié du territoire est occupée par les landes, les bruyères, les bois, les étangs et les marais. La plus vaste des landes est celle de Lanvaux, plaine sans arbres, couverte de rocs brisés ou l’on ne rencontre çà et là que des marais et des fondrières ».
Adolphe Joanne, 1888
Alors qu’elle ne tient plus qu’une place très marginale dans les paysages d’aujourd’hui, la lande reste une source d’inspiration très importante pour les écrivains et les poètes comme Eugène Guillevic (1907-1997) et Michel Dugué (1946 - ).
Lande ! proche des murettes villageoises, ton écartement silencieux voué à la contemplation des limites sages mais aussi à l’écho des sagas, au guet des bords croulés, me dit l’échéance. Règne conclu de la terre au revers ;
l’ultime écart,
la bouche close sous le pommier
d’autrefois.
Loin des certitudes, Lande, tu es
ville engloutie,
Il te reste dès-lors,
à suivre une aile,
à t’étonner de son angle de chute
que tu accompagnes de ces mots :
« Je sais que toute migration se rend à l’Ouest où les terres tardant à s’émouvoir se défroissent dans l’eau » .
Michel Dugué. Une escorte très nue, Folle Avoine, 1983 (extrait)
Une prairie.
Des talus pour la border.
Vue à travers
Les arbres du talus,
Vue de l’autre côté :
Une autre prairie.
Pareille à celle‐ci,
Si j’y étais.
***
Une autre prairie
Et, au‐delà des ses talus,
Une autre prairie,
Encore, encore,
Et puis la lande.
Je traverserai la lande,
D’autres landes, Des villages.
Jusqu’à la mer,
D’autres mers.
Il faut aller.
L’espace aspire.
Eugène Guillevic. Paroi / Gallimard, 1997 (première édition, 1971). (extrait)
Dans le Morbihan comme dans toute la Bretagne, le regard sur les lieux et sur les éléments de nature, est imprégné d’une spiritualité ou, tout au moins, d’un imaginaire copieux, spécifique et particulièrement vivace, qui charge les motifs d’une dimension qui va bien au-delà de leur apparence physique.
La littérature indique une spiritualité bretonne encore vive qui se traduit traditionnellement par la ferveur catholique mais semble aussi puiser ses sources dans un imaginaire beaucoup plus ancien, notamment celte, qui perdure encore aujourd’hui et s’attache particulièrement aux éléments de la nature.
La multiplicité des lieux sacrés, les pratiques votives encore largement vivantes et l’étonnante actualité de l’imaginaire arthurien, rendent cette dimension nettement sensible, y compris aux visiteurs non locaux ou non croyants. La perception de certains sites s’en trouve assez profondément nourrie.
Pays des tumulus, menhirs, dolmens, cromlec’h
La présence des mégalithes sur le territoire breton, et plus particulièrement morbihannais, rend perceptible une réalité spirituelle extrêmement ancienne, largement mystérieuse qui se manifeste par une permanence des monuments qui prennent la forme de lieux, voire de territoires entiers. Comment ne pas éveiller l’imaginaire devant ces réalisations inexpliquées et pourtant aussi constitutives d’un environnement ? Quelles forces ont pu manier de telles masses et produire de tels dispositifs, aussi anciens ? Ces mystères appellent des explications qui vont puiser dans un corpus irrationnel, lui-même déposé dans les mémoires par plusieurs systèmes de pensée (celte, puis chrétien) qui semblent avoir, loin de s’exclure, synthétisé leurs projections.
Aujourd’hui encore, la perception des mégalithes déclenche une émotion spirituelle qui retentit sur tous les territoires, d’autant que certaines théories les associent à la position particulière de péninsule, à la géographie des dernières terres avant le soleil couchant. Les monuments seraient dans cette hypothèse des dispositifs de passage vers une vie post-mortem, thème éternel des spiritualités, auraient motivé des pratiques importantes de pèlerinage et donné aux environs de Carnac une qualité de territoire spécifique voué, du fait de sa position, à un culte du trépas.
Pays d’un culte à la nature.
La figure des druides est doublement intéressante pour cette question d’une appréhension contemporaine des paysages. Ils sont (au présent puisque le druidisme est encore pratiqué en Bretagne) les mages pratiquant le culte de la nature, que les préoccupations environnementales contemporaines éclairent avec une certaine actualité, et leurs cérémonies ont pour temples non pas des monuments architecturaux, mais des lieux naturels, en particulier les forêts, les clairières, les sources qui prennent ainsi une dimension de sanctuaire, et bien sûr le chêne, dont chacun sait qu’il est associé au pouvoir du druide. Ils sont également les porteurs d’un imaginaire celtique, fait de nombreuses divinités associées comme toutes les spiritualités anciennes, aux éléments de la nature, et qui fait l’objet, de nos jours, d’une actualité indéniable dans la fiction. La légende arthurienne, mais aussi l’héroic fantasy qui s’exprime dans la littérature, la bande dessinée, le cinéma, les jeux vidéo, les jeux de rôle, mettent en œuvre des créatures surnaturelles et des situations puisées dans la « matière bretonne » localisées tant en Armorique qu’en Grande Bretagne.
Pays de légendes, de chapelles et de sources sacrées
La légende celtique a ainsi laissé de nombreuses traces. La toponymie liée au géant Kawr, par exemple, se retrouve à Gavrinis ou à Gâvres. Surtout, d’innombrables légendes sont encore connues et associées aux lieux, aux espaces de nature et sont actuellement comme « réactualisées » par la vogue des récits fantastiques. On ne compte pas les lieux voués au passage vers l’au-delà (marais), dotés d’un pouvoir magique ou maléfique (fontaines, chapelles douées d’un pouvoir contre le feu), dont la constitution est liée à un épisode légendaire et magique (armées changées en pierres par un saint, îles formées par les fées contraintes à l’exil, villes entières détruites par un acte magique…), ou encore qui abritent telles créatures surnaturelles (une ville souterraine de nains sous un chêne, la vouivre…).
Certaines divinités fortement liées aux lieux et aux éléments de nature proviennent de l’univers celtique et sont encore connues, plus particulièrement Belennos, dieu solaire encore vénéré, dans les forêts, lors des cérémonies druidiques du calendrier solaire, ou encore la fée Morgane, sœur d’Arthur, ancienne déesse des eaux.
Chassés par les Saxons, les Bretons venant de l’actuelle Grande-Bretagne ont colonisé l’Armorique au VIe siècle, l’ont christianisée, mais sans que soit perdu le fond celtique si proche de la nature et des éléments.
Une permanence est évidemment lisible dans la position des innombrables chapelles qui reprennent manifestement des localisations ancestrales de cultes solaires et de passage vers l’au-delà au sommet des reliefs.
Le culte voué à sainte Anne près d’Auray perpétue lui-même, selon certains, la divinité ancestrale Ana, mère des hommes et des dieux dans la spiritualité celtique.
Une des continuités spirituelles les plus manifestes a trait aux sources sacrées dont on dit qu’elles seules sont plus nombreuses que les saints bretons. Partout, au fond des campagnes les moins peuplées, on trouve de ces sources traitées sous forme de sanctuaire, placées sous la protection d’un saint catholique mais dont les pouvoirs magiques semblent bien aller puiser plus anciennement leurs forces… et qui, avec les mégalithes, imprègnent tout le territoire d’une forte dimension spirituelle. C’est ainsi que Gwenc’hlan le Scouëzec peut écrire que « quiconque a traversé, même rapidement, l’Armorique, a ressenti la présence du mystère breton d’une manière presque physique » en introduction de son ouvrage sur la Bretagne mystérieuse.
L’artiste suisse contemporain Daniel Spoerri a ainsi été suffisamment frappé par le phénomène pour constituer une œuvre dans laquelle il a rassemblé dans des fioles les eaux magiques et guérisseuses des fontaines sacrées pour constituer la « pharmacie bretonne ». Et depuis plusieurs années, la superbe opération « l’art dans les chapelles » donne à des artistes vivants l’occasion d’œuvrer dans les lieux de culte disséminés dans les paysages autour de Saint-Nicodème, près de Pontivy, incrits de cette manière dans une "consécration" contemporaine.
Pays de Merlin et de paysages enchantés
A Brocéliande, site partagé entre le Morbihan et l’Ille-et-Vilaine, règne l’imaginaire arthurien, singulièrement actualisé par la production littéraire, la bande dessinée, ainsi que le cinéma, la télévision, les jeux vidéo, les jeux de rôles. La forêt, le Val sans retour, les fontaines, les lacs, sont « habités », même pour le plus pragmatique de ses visiteurs, des figures et des épisodes de la légende, ainsi que des productions plus récentes qu’elle a inspirées, comme le Seigneur des Anneaux.
L’enchanteur Merlin (une figure de druide) y serait encore endormi, emprisonné dans un cachot aérien par le sort que lui a jeté sa maîtresse Viviane. Morgane garde elle aussi ses amants captifs au Val sans retour…
Le paysage ne s’arrête pas à la réalité des lieux, il est aussi composé d’une dimension invisible mais indéniable, à laquelle, croyant ou non, l’observateur est sensible. Peut-être plus fortement que dans d’autres régions, cette dimension palpite dans les paysages de la Bretagne et du Morbihan, du fait d’un imaginaire armoricain particulièrement prolifique ravivé par la production contemporaine de fictions.
Le regard en est chargé, il peut aussi y prendre une leçon apportée par les druides, selon laquelle « rien n’est stable ici bas, mais tout change, tout se transforme et tout peut prendre l’aspect de tout », de quoi relativiser la perception habituelle des paysages, souvent associés à une idée de réalité physique et de permanence...